«La vie est une aventure audacieuse ou elle n'est rien.» (Helen Keller)
Six ans déjà… La Syrie fêtait en mars 2017 un bien triste anniversaire : Six ans de guerre exécrable, une des plus sordides du genre depuis très longtemps, un conflit aussi utilisé par plusieurs instances internationales pour diffuser de la propagande haineuse en cassant du sucre sur le dos de milliers de déplacés. Korinna songe à la vie qu’elle a laissée là-bas et à tous ces lieux si chéris maintenant enfouis sous les amoncèlements de ruines d’Alep. Avant la guerre, elle avait choisi de s’y établir, amoureuse folle de cette civilisation millénaire et d’un homme qui allait devenir le père de ses enfants. Réinstallée avec son partenaire de vie à Christchurch en Nouvelle-Zélande, son bourg d’origine, il n’y a pas un jour où elle ne laisse pas flâner ses pensées vers ce passé encore palpable. «Christchurch a subi un énorme tremblement de terre en février 2011 et j'ai senti le besoin de me rapprocher de ma famille. La demande de visa de mon mari a été acceptée une semaine après le tremblement de terre, la même journée que j'appris que j'étais enceinte. La guerre a été déclarée dix jours plus tard. Quand j'y repense, ces semaines ont été très lourdes.», me raconte-t-elle, visiblement émue. «Nous avons tout de même attendu quelques mois avant de quitter. Alep n'était pas encore touchée par la guerre à cette époque, et nous voulions passer un peu plus de temps avec la famille de Muhammad avant le départ». En partant, le couple n'aurait pu imaginer que c'était la dernière fois qu'ils voyaient le visage d'Alep tel qu'ils l'avaient toujours connu, splendide, stoïque.
J’ai connu Korinna, que j’appelle affectueusement Nina, en 2008 lors de mon voyage de noces. Elle travaillait alors pour une compagnie australienne qui proposait des voyages d’aventures et allait être notre guide pour deux semaines. Mon conjoint et moi avions décidé de faire un voyage de groupe en Turquie et je réalisais ainsi un rêve de jeunesse d’y fouler le sol gorgé d’histoire. Dès le premier jour, elle avait organisé des surprises pour nous, réservant entre autre des chambres d’hôtel inusitées pour rehausser l’expérience «lune de miel». Je me souviens d’une chambre particulièrement romantique, à Selçuk, avec un grand lit rond qui trônait royalement au centre de la pièce. Ce voyage m’avait marqué, d’une part grâce à la beauté indescriptible des paysages de l’Anatolie, mais aussi grâce à la jeune guide au caractère pétillant et enjoué qui mettait son grain de sel dans toutes les situations. J’étais donc très heureuse qu’elle accepte de vous partager des parcelles de sa vie hors du commun en acceptant cette entrevue.
Écouter sa vraie nature
Flashback. Nina a vingt-neuf chandelles lorsqu'elle écoute son désir de partir et se décide à tenter le grand coup en acceptant un emploi de guide touristique à l'étranger. L'année précédente, elle avait voyagé au Moyen-Orient et avait eu un coup de foudre pour la région, étant une jeune femme amatrice d'histoire et de bonne bouffe. Quand je la questionne sur ses motivations initiales, elle me répond, honnête, qu'elle a toujours su qu'elle allait un jour ou l'autre vivre à l'étranger, comme si c'était sa nature intrinsèque: «J'étais fascinée par les autres cultures et je voulais vivre à l'étranger pour pouvoir faire l'expérience de la vraie vie dans un endroit tout autre.». Enfant, elle découpait les cartes du National Geographic et mémorisait les états américains et les pays européens comme une véritable obsédée (en vous écrivant ces lignes, je vois tellement en elle mon propre reflet comme dans un lac à l'eau cristalline, et le mot «obsession» rejoint ma corde sensible. Je faisais exactement comme elle dans ma tendre enfance, mes parents pourraient en témoigner.) «Peut-être était-ce parce que la Nouvelle-Zélande faisait partie du nouveau monde? Mon désir avait toujours été de vivre dans un vieux pays, continue-t-elle. J'aime apprendre comment de vieilles civilisations ont forgé les nouvelles et ça faisait du Moyen-Orient un choix si évident pour moi. On a l'impression que c'est le centre du Monde, car c'est le berceau de trois des plus grandes religions, et son histoire est riche».
Un coup de foudre
L'événement déclencheur de ce changement d'air avait été chez elle cette douce sensation de paix intérieure ressentie pendant les sublimes vacances de l'année précédente. Pour une raison inexplicable, le trafic fou et les rues commerciales bondées qui pousseraient quiconque aux confins de la folie, la rendaient étrangement calme, et ça lui plaisait beaucoup: «J'adorais comment tellement d'aspects de leur quotidien n'avait pas changé depuis des centaines d'années. Par exemple, un homme passe dans la rue avec son charriot rempli de pain à vendre. Les femmes, au lieu de quitter la maison, déposent l'argent dans une seau qu'elles descendent de la fenêtre jusqu'à atteindre le marchand, qui lui, y met le pain frais en échange pour qu'elles puissent remonter le contenant jusqu'à l'étage.», raconte-t-elle. (Cette technique du seau inusitée, je l'avais aussi vue en Égypte lors d'un voyage et c'était fort habile. Korinna me rappelait de jolis souvenirs d’un Caire unique en son genre.) Avait-elle des attentes préconçues avant de partir? «Pas vraiment, me dit-elle. J'étais certainement au courant que certaines choses m'énerveraient, comme les toilettes publiques sales. Je savais aussi que certains aspects me plairaient, par exemple la nourriture. Je n'avais aucune idée que j'y resterais aussi longtemps que je l'ai fait». Korinna m'explique qu'une idée préconçue qu'elle avait eu était qu'elle serait confrontée à une société très fermée: «C'est vrai pour les hommes qui voyagent seuls dans la région. Les hommes sont moins enclins à se faire inviter chez l'habitant. En tant que femme, j'étais invitée régulièrement et bien sûr, être une femme signifiait que j'avais accès à des pièces de la maison que les hommes n'avaient jamais la chance de voir, comme la cuisine ou le salon privé des femmes. Je ne m'attendais pas à toute l'hospitalité que j'ai reçue, pour être honnête». Tiens, tiens, intéressant que cette vision de la femme voyageuse dans une contrée qui pourrait à prime abord lui être hostile. Ça brise quelques paradigmes. Le commun des mortels serait porté à croire l’inverse.
Le fameux hijab controversé
C'est ici que Nina sent l'importance d'aborder l'épineux sujet du port du hijab, symbole controversé dans les pays occidentalisés. Avant de déménager au Moyen-Orient, elle n'avait jamais vraiment eu à y réfléchir. Cependant, lorsqu'elle guidait des groupes de touristes, plusieurs arrivaient avec une opinion bien tranchée à ce propos: «Pour bien des voyageurs, c'était leur premier contact avec des Musulmans et ils s'étaient souvent faits dire que les femmes musulmanes étaient forcées de porter le hijab par leur mari. Ça peut effectivement être le cas. Plusieurs femmes ne veulent pas le porter mais le font quand-même, car leur famille s'attend à ce qu'elles le fassent. Il y a aussi plusieurs femmes musulmanes qui choisissent de ne pas le porter du tout. Il ne faut donc pas assumer qu'une femme sans foulard n'est pas Musulmane. Et le scénario le plus commun, c'est la femme qui le porte pour elle-même et pour Dieu. Je crois que les Occidentaux pensent aussi que ce n'est pas un item de mode, mais ils ne réalisent pas que C'EST LA MODE au Moyen-Orient. Au Caire en particulier, tu peux voir un million de manière d'attacher un hijab. C'est magnifique.», raconte-t-elle. Plusieurs années en solo en tant que femme dans ces pays lui ont permis de comprendre le phénomène, de le décortiquer et de ne pas généraliser. Elle va un peu plus loin sur le thème de la femme, osant aborder la notion même de bonheur, ce truc derrière lequel on court à temps plein, vous savez... Le fameux bonheur coquin qui coule souvent entre nos doigts malhabiles. Peut-on être heureux dans un pays où le comportement de la femme est analysé, scruté et se doit d'être pudique et doucereux? Elle ose une réponse: «Je me rappelle cette pensée que j'ai déjà eue - que peut-être que nous (l'Occident) avons tellement de liberté et tellement de choix devant nous qu'on ne peut pas vraiment être heureux, car on doute souvent de soi, d'avoir pris de mauvaises décisions. Peut-être que lorsque certaines choses sont attendues de nous, on est plus heureux, car on n'analyse pas autant les détails de notre vie?».
Apprendre
Revenons à nos moutons, la mystérieuse Syrie. Sa toute première impression du pays avait été la multitude de vieilles voitures, l'odeur des épices et les visages amicaux des habitants. À ce propos, elle renchérit: «J'étais abasourdie de découvrir comme les gens étaient aidants. Je n'avais pas eu cette sorte d'expérience en Occident. Quand je demandais mon chemin, on m'accompagnait jusqu'à l'endroit où je voulais aller au lieu de me laisser marcher seule. C'était rafraîchissant.». C'est une impression qu’elle avait en général au Moyen-Orient, autant en Syrie qu'en Égypte, son tout premier chez-soi moyen-oriental. Il y a eu certes des moments de dépaysement total, de choc culturel brut, mais ça donnait une saveur particulière à l'expérience d'apprivoisement de ces contrées méconnues. «Il y avait des moments où je devais vraiment essayer de comprendre comment faire les choses pour arriver à mes fins, dit-elle. Par exemple, le simple fait de commander un croissant dans une boulangerie du Caire impliquait de parler à environ quatre employés du commerce, obtenir un billet, attendre qu'on appelle mon numéro, passer ma commande à un préposé et finalement recevoir la dite pâtisserie. En fait, c'était assez amusant.». Ayant obtenu un emploi dans la région avant même d'y mettre les pieds, elle n'avait au moins pas à se soucier de devoir cogner aux portes des employeurs pour vendre sa salade. Arriver avec un emploi en poche était un avantage considérable dans une contrée où la culture s’avérait si différente. L'adaptation en tant que femme seule n'avait pas été difficile du tout. «En tant que femme, je pouvais dépasser une file d'attente pour être servie avant les hommes sans qu’on me dise quoi que ce soit. Si je ne me sentais pas confortable de m'asseoir dans un bus à côté d'un homme, j'avais priorité. Je sentais que les choses tournaient habituellement en ma faveur. Étant étrangère, je n'avais pas à vivre avec le poids des attentes que les familles placent sur les épaules de femmes. Le Levant [1] n'étant pas l'Arabie Saoudite, où les restrictions sont imposées par la loi».
En me parlant de la Syrie, je sentais tout l'amour qu'elle portait à ce pays. Ses souvenirs d'avant-guerre étaient frais comme la mie d'un pain sortant du four. Elle décrivait le pays d'avant, celui vivant dans son cœur, comme ayant été adorable: «Nous avions tout ce qu'il y a en Occident, et même plus. Nous avions une vie nocturne incroyable, de bons cinémas et des restaurants fabuleux. Nous avions un mélange de cultures, plusieurs Arméniens vivant à Alep ainsi qu'une multitude d'individus de différentes familles chrétiennes. La guerre a été reçue comme un véritable choc.». Je tentais d'imaginer ce portrait en fermant les yeux. Sa description à faire rêver me fit alors prendre conscience de toute la chance qu'elle avait eu de témoigner de ce mode de vie disparu à jamais, les stigmates de la guerre l'ayant englouti sans possibilité de retour en arrière. «Je crois que les gens (les Occidentaux) assument que les Syriens sont tous pauvres et non-cultivés, mais en fait, ils sont en grande partie très instruits. Aussi, quand j'y vivais, 51% des gradués de l'université étaient des femmes, un fait particulièrement intéressant.», raconte-t-elle. J'en comprends soudainement que les Syriens étaient (sont) comme n'importe qui d'autre en ce monde. Pourquoi en serait-il autrement, de toute façon? Korinna n'est ni une illuminée ni une casse-cou. Elle n'avait pas choisi de s'installer dans un endroit qui allait l'opprimer et la priver de sa liberté. Elle avait choisi un sentier moins battu que les autres, certes, mais le cœur avait ses raisons que la raison ignorait [2].
Laisser la maison... à la maison
Je suis curieuse. Je veux savoir comment on se prépare pour partir au Moyen-Orient en tant que femme seule pour une durée indéterminée. Y ayant été souvent mais comme simple touriste, j’étais déjà sensibilisée à l'énorme fossé culturel entre ce qu'on appelle l'Est et l'Ouest, les différences marquantes et l'importance particulière des valeurs religieuses en ces terres. Cependant, ce n'était pas la même chose que de préparer de simples vacances quand on s’apprêtait à s'installer dans un tel endroit. Korinna m'expliquait que dans son cas, elle avait évalué le «quoi faire» et le «quoi ne pas faire» du point de vue culturel: « Les gens au Moyen-Orient valorisent la religion avant presque tout autre chose, alors j'ai dû apprendre le protocole religieux.», N'ayant pas été dotée d'une aisance pour apprendre les langues, elle s'était toujours débrouillée dans ce domaine. «C'est important d'ouvrir ton esprit le plus possible. Tu finiras par comprendre les blagues locales et tu sentiras que tu te tailles plus rapidement une place que ce à quoi tu t'attendais.», dit-elle, avant de me lancer cette délicieuse phrase en guise d'explication supplémentaire, comme un leitmotiv: «Tu dois réellement essayer de laisser la maison... à la maison. Je ne me rappelle maintenant à peine de la personne que j'étais avant mon séjour là-bas.». À ma question sur ce qui lui manquait le plus de la Nouvelle-Zélande, outre ses proches, elle répondit tout de go: «De l'électricité et de la plomberie fiable... les tacos et les hamburgers décents.», ce qui me fit sourire. La satanée bouffe... L'être humain est fait sur le même moule: Je me rappelle avoir rêvé des millions de fois d'une grosse poutine avec du vrai fromage en crottes, quand je vivais au Mexique. Dieu que la nourriture peut nous hanter parfois.
Et la langue?
À propos de la langue, le défi était réel. Déjà, l'arabe est immensément différent d'un pays à l'autre. Établie en Égypte, mais voyageant avec des groupes en Jordanie, en Syrie et en Turquie (dont la langue est le turc et non l'arabe), l'apprentissage de la langue (des langues) ne pouvait pas être simple, avec tous ces dialectes, tous ces accents, toutes ces influences culturelles sur la langue en tant que telle. «Par exemple, l'arabe syrien n'est pas très bien compris au Caire. Cependant, tout le monde au Moyen-Orient comprend l'arabe égyptien, à cause de leur industrie cinématographique florissante et de leurs séries télévisées.», explique-t-elle. L'arabe égyptien étant considéré comme un peu rude par les pays des alentours, Korinna faisait bien rire ses interlocuteurs lorsqu'elle utilisait le dialecte égyptien en Jordanie, par exemple. «J'ai toujours essayé de parler la langue locale, et mon arabe s'est grandement amélioré le jour où je me suis installée pour de bon à Alep, parce que j'ai pu me coller à un seul dialecte et développer mon oreille pour celui-ci.», illustre-t-elle. Car pour apprendre, il faut d'abord se poser l'esprit quelque part.
L'amour multiculturel
Vivre une relation amoureuse multiculturelle... On se fait tellement dire que c'est un immense défi à relever. Pour l'avoir vécu moi-même pendant plusieurs années, je sais que ce n'est pas un mythe, que c'est la vérité, du moins jusqu'à un certain point. Korinna connaît ce genre d'amour-là depuis longtemps maintenant. Et vivre à cheval sur deux cultures loin de la maison, c'est un défi de chaque instant. Elle me raconte que Muhammad et elle, ils ont eu le cul béni, car les oncles de son conjoint ayant vécus en Australie, la famille était donc ouverte à la culture occidentale: «J'étais aussi quand même familière avec sa culture, donc on a surmonté les obstacles assez rapidement. On tentait le plus possible de suivre le cours des choses. On utilise les meilleures parties de nos deux cultures et on les amalgame.». Elle m'explique par exemple bien aimer avoir un mari qui ne sort que très rarement sans elle, et pour qui la famille est plus importante que la socialisation avec les amis: «Cette valorisation de la famille, c'est le meilleur de sa culture. Le meilleur de la mienne, c'est le fait qu'une maman qui travaille à l’extérieur de la maison est une chose normale». Le départ vers la Nouvelle-Zélande avait aussi amené son lot de défis à relever. En 2011, l'ambiance était assez lourde à Christchurch, la ville étant en ruines et la population ébranlée, séquelles du gros tremblement de terre qui avait secoué l'endroit. Aussi, pour un Syrien habitué à la chaleur autant climatique qu'humaine, le climat était un peu froid et austère. (On tend à banaliser les effets du climat sur les nouveaux arrivants. Je me rappelle d'une «minimoi» de 17 ans descendant d'un avion mexicain pour se faire fracasser la gueule par un 46°C humide dès que ses pieds avaient foulés le tarmac. Je pensais ne jamais pouvoir survivre à une telle différence de température, moi qui avais connu les -35°C.) Le processus de recherche d'emploi pour Muhammad n'avait pas été simple, car il n'avait pas de diplôme formel. Ayant travaillé pour le commerce familial depuis sa jeunesse, il n'avait pas terminé l'école secondaire. Cependant, il occupait maintenant un emploi qu'il aimait comme vendeur dans une boutique hors-taxes de l'aéroport.
Quand je demande à Korinna si elle est retournerait vivre au Moyen-Orient, sa réponse est toute simple: «Oui, c'est notre rêve!». Et je me dis qu'il est encore permis d'y croire. C'est la seule chose que la guerre ne peut enlever à quiconque, l’espoir. Et là, je me mets à souhaiter de tout cœur que ses deux petits garçons puissent un jour fouler la terre de leur papa, et que ce soit un grand moment d'émotions et une grande célébration d’une paix de retour au bercail. Inch’allah.[3]
[1] Autre nom de la Syrie
[2] Adage de Blaise Pascal
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[3] Si Dieu le veut.